Marseille - Saïgon

Notre paquebot , le Maréchal Joffre , une vieille carcasse datant bien des années 20 , nous apparut énorme au bout du quai de la Joliette , lorsque nous arrivâmes jusqu’à lui par le train de Toulon . Une coque toute noire, comme cela se faisait à l’époque, des cheminées carrées, ne lui donnait pas une allure très gaie , mais nous ne partions pas pour la croisière des millionnaires . Ce qui se confirma très vite une fois à bord lorsqu’on nous indiqua notre "suite". Imaginez un compartiment dans le troisième faux pont , sans hublot , un espace d’environ 100 mètres carré avec des couchettes sur quatre niveaux pour environ 200 poilus .

Maréchal JOFFRE

Mon camarade de promotion , Privat , avec qui j’avais fait le voyage depuis Bordeaux , me confia qu’un officier mécanicien du bord , ami de sa famille , pourrait peut-être nous aider à faire une traversée dans de meilleures conditions . Nous voilà donc partis et malgré quelques difficultés pour nous frayer un chemin dans cette cohue , nous arrivâmes aux cabines officiers où nous pûmes le rencontrer . Il nous prit sous son aile et à partir de là , ce fut une croisière de première classe ! Repas au carré officiers dont la table garnie des mets les plus fins me fit prendre quelques kilos durant les trente jours du voyage . Petits déjeuner avec croissants , café , chocolat , thé etc... Petit en cas vers dix heures avec charcuteries diverses , fromage , fruits , vin bouché .

Notre seule compensation à ces agapes fut de laver pour notre hôte quelques chemises ou shorts blancs dont il faisait assez grosse consommation compte tenu de la chaleur et de sa fonction réclamant une tenue impeccable en permanence .

Pour ne pas aller dormir dans le troisième faux pont avec la troupe , nous adoptâmes de coucher sur le pont supérieur avec pour matelas , quelques gilets de sauvetage en kapok . Et ma foi , nous dormîmes comme la belle au bois dormant .

Ce voyage fut , chaque jour nouveau , un émerveillement pour moi qui n’avait jamais quitté la France qu’en imagination , dans la lecture des romans d’aventures dont j’étais friand .

Port Saïd

Des paysages magnifiques se succédèrent , le détroit de Messine , le Stromboli , ensuite l’arrivée à Port Saïd , un port grouillant d’embarcations de toutes sortes à l’entrée du canal de Suez . Des barques égyptiennes entourèrent le navire ,dès l’ancre jetée, comme autour de tous les autres cargos attendant le pilote et leur tour de passage . Ces barques s’agglutinèrent autour du Maréchal Joffre en s’entrechoquant l’une à l’autre . Leurs propriétaires savaient reconnaître les transports de troupes dont l’interdiction de descendre à terre faisait de leurs passagers une clientèle en or .

Le pont des embarcations , recouverts de bibelots et de produits de pacotille , représentaient pour nous un éventail de souvenirs potentiel . Le marchandage verbal étant quasi impossible à cause de la distance et des cris , les transactions s’effectuaient par gestes . Puis , l’accord conclu , les billets descendaient et la marchandise montait à l’aide d’un petit panier accroché au bout d’une corde lancée par le marchand. .

Je ne possédais pour toutes devises , que des roupies indiennes de peu de valeur qui coupèrent court à mes velléités d’achat . Pourtant , sur le pont d’une barque , j’aperçus un objet qui excita mon envie . Un poignard à lame recourbée dont le manche métallique représentait un pharaon ou un personnage antique . Le marchand repéra de suite mon regard et me montra l’objet qu’il tira de son étui pour faire briller la lame au soleil en m’indiquant le prix sur ses doigts . Je lui fis signe que je n’avais pas la somme , mais peut-être accepterait-il de l’échanger contre ma montre , sans lui dire que celle-ci n’indiquait plus l’heure exacte depuis longtemps . Elle m’avait été offerte pour mon certificat d’études primaires . Après moult gestes explicatifs , il accepta le troc mais voulut voir la montre avant en la laissant descendre dans le panier . Méfiant , je refusai et demandai au contraire à voir la marchandise . Avide de faire une bonne affaire , il finit par faire monter le poignard , que j’évaluai de peu de valeur , mais ce métal moulé faisait son petit effet . Je lui descendis la montre en observant sa réaction . Cette scène que j’aurais aimé filmer lorsqu’il examina la montre , la secouant pour écouter le mouvement s’arrêtant toutes les dix secondes , restera toujours pour moi un gag inoubliable . Il leva enfin la tête vers moi , se mit à vociférer en me montrant le poing et en prenant les autres marchands à témoin .

A voleur, voleur et demi , me dis-je , la montre réparée valait le double de son poignard , mais je m’étais bien amusé . L’objet est toujours en vue sur une étagère de mon bureau pour me rappeler l’anecdote .

Canal de Suez

Très tôt , le lendemain matin , le " Joffre" appareilla pour la traversée du canal . Tous les passagers , civils comme militaires , étaient déjà sur le pont afin de ne pas manquer le spectacle toujours passionnant du paysage de la côte qui défile , et là , la côte était presque à portée de main de chaque côté du navire . Le bateau avançait lentement , guidé par le pilote , entre les berges de cet ouvrage fabuleux , creusé au milieu du désert, séparant deux continents . Côté Égypte , une route longeait la berge , où l’on voyait circuler de temps à autre , un véhicule ou une moto de l’armée anglaise . Sur l’autre rive , côté Sinaï , le désert n’offrait aux regards qu’une étendue de sable à perte de vue . Parfois , une caravane de chameaux , pardon , de dromadaires , déambulait au rythme lent des méharis .

Toutes ces images se trouvaient conformes à mes rêves d’adolescent . Il m’arrivait même , l’esprit en vadrouille , de me demander si je naviguais dans le rêve ou dans la réalité . Mes impressions de ce voyage doivent sembler puériles , mais imaginez celles du premier cosmonaute débarquant sur la lune , ou de Livingstone découvrant les chutes du Zambèze . Alors que notre adolescence n’avait que l’imagination pour toute image virtuelle , la civilisation moderne nous offre aujourd’hui , par la télévision et autres médias , une profusion d’images du monde entier , dont nous sommes blasés et la découverte d’un pays ne nous étonne plus , avec la sensation d’avoir " déjà vu ça quelque part ".

A mi parcours , le Joffre jeta l’ancre dans un lac près d’Ismaïlia , petite station balnéaire que les anglais aménagèrent en centre de repos pour leurs hauts fonctionnaires et les riches commerçants de Suez , Alexandrie , Port Saïd ou Le Caire . Des canots automobiles tirant des skieurs nautiques vinrent tourner autour du bateau . Nous ne perdions pas une miette du spectacle , un tantinet envieux de ce luxe dont nous étions privé et qui , pour nous petits militaires , représentait "l’inaccessible étoile ". Parfois même , une jeune skieuse en maillot , venait au ras du navire , narguer ces bataillons de privés d’amour qui tiraient une langue d‘une aune en la suivant des yeux . De mon perchoir marin , j’observai les villas luxueuses entourées de magnifiques pelouses bien vertes qui tranchaient avec l’arrière paysage du désert .

Ces grands lacs formaient et forment toujours , une gare de transit pour les navires montant et descendant , ne pouvant se croiser dans le canal . Les uns venant du sud ,de la mer rouge , les autres du nord , de Port Saïd .

Lorsque notre tour vint , le Joffre leva l’ancre une nouvelle fois pour finir sa traversée du canal et entrer dans la mer rouge . Chacun se demandant pourquoi diable se nommait-elle ainsi .

Nous eûmes vite fait de le savoir . La chaleur devint étouffante, et à l’heure du zénith , celle-ci nous écrasait comme sous une chape de plomb . Le petit courant d’air ambiant créé par le déplacement du bateau , n’apportait que peu de fraîcheur . Les marins du bord arrosaient presque en permanence les ponts surchauffés à l’aide de lances d’incendie approvisionnées à l’eau de mer , mais malgré cela , nous attendions avec impatience le coucher du soleil pour sécher la moiteur de nos corps .

Le spectacle des poissons volants , les exocets , sortant en vol de groupe d’une vague, pour replonger parfois à plusieurs mètres dans une autre , me fascinait . Je restais des heures à les observer , ainsi que le jeu des dauphins précédant la proue du navire , comme en un défi , semblant nous dire < Nous sommes plus rapides que vous > Et ils n’avaient pas de mal avec notre vieux rafiot .

Djibouti fut notre première escale et la seule du voyage nous permettant de nous dégourdir les jambes sur le plancher des vaches . A cela une raison évidente , un transport de troupe n’est pas un paquebot de croisière , et la nature des passagers dictait aux autorités de prendre les précautions nécessaires pour éviter des incidents diplomatiques avec un pays dont la guerre coloniale d’Indochine n’aurait pas été en odeur de sainteté . Djibouti , territoire français , permettait cette petite escapade .

L’accès aux quai en eau profonde pour des navires de ce tonnage étant impossible à cette époque , le "Joffre " dû rester en rade à quelques encablures . On nous transporta en plusieurs navettes , sur de vieux chalands en bois tirés par des chaloupes à moteur , non moins préhistoriques , servant surtout à transborder le ravitaillement , vivres , mazout , etc... Un grand panneau de bois surmontait le chaland , où l’on pouvait lire une recommandation , grossièrement peinte en rouge

" Ne laissez pas traîner vos mains dans l’eau , attention , requins "

La mer , d’une grande limpidité , offrait la possibilité d’admirer des fonds superbes avec l’envie de piquer une tête pour se rafraîchir un brin , ce dont ne se privaient pas les petits somaliens plongeant du quai pour récupérer les piécettes lancées par les passagers . Ils les piégeaient souvent d’une main sûre avant qu’elles n’atteignent le fond . Nous nous amusions d’observer ces petites peaux noires contrastant dans les eaux claires .

Je découvris une ville africaine , sale , mal équipée . Rares , les rues revêtues d’asphalte , résistant mal à la chaleur somalienne . Les places en terre battue , étaient parsemées de flaques d’eau ramolissant le sol , le transformant en un cloaque boueux , dans lequel venaient se désaltérer mouches et autres moustiques . Après la traversée d’autres pays tropicaux du même genre , ce genre de détail ne me choqua plus du tout .

 

Pour nous rafraîchir , 2 ou 3 cafés , dont le célèbre " Palmier en zinc " connu des marins du monde entier , nous vendaient une affreuse bière ou un pastis à l’eau saumâtre , à des prix faramineux . Quel contraste avec les villes coloniales anglaises , traversées de belles avenues propres et agrémentées de parterres de gazon bien vert . Mais j’étais heureux pourtant , de retrouver les images de la Somalie décrite dans les romans de Monfreid et autres aventuriers .

Après notre départ , nous apprîmes que trois légionnaires désertèrent en se jetant à l’eau lors de notre attente dans le lac de transit près d’Ismaïlia . En échange , quelques somaliens , passagers clandestins , furent découverts après l’appareillage de Djibouti ,cachés dans une embarcation de sauvetage . Mais le Joffre naviguait déjà en plein océan Indien .

Au passage du Cap Guardafui , la corne de l’Afrique comme on l’appelle , une bonne tempête nous attendait qui dura deux jours . Le navire plongeait dans des vagues énormes qui balayaient le pont avant complètement vidé de ses passagers habituels , et venaient s’écraser contre le château et la passerelle de commandement . Plus question bien sûr de prendre des bains de soleil . Des ponts inférieurs où tout ce petit monde était réfugié , il montait des relents d’odeurs dont je vous laisse supposer l’origine , car les trois quarts des passagers étaient malades .

L’océan Indien représentait pour notre NGV , sept à huit jours de navigation sans voir une terre . Parfois , seulement , une fumée de cargo , croisé sur la route de Colombo , coupait la monotonie du voyage .

Pasteur

Mais la mer , si on la regarde bien , est un spectacle permanent . Un jour , je lisais à l’ombre d’un canot de sauvetage , les jambes pendantes par dessus bord , lorsqu’en levant les yeux de mon livre , j’aperçus une masse sombre qui nous suivait à quelques mètres du bateau . Un cétacé énorme d’au moins quinze mètres de long nous accompagnait . Un cachalot apparemment . Je l’observai médusé , impressionné par la taille du mammifère offrant son dos noir au soleil . Il nous suivit pendant quelques minutes , puis sa route s’écarta de la nôtre et brusquement il plongea dans un bouillonnement d’écume . Les marins du bord me confirmèrent que ces rencontres étaient fréquentes dans les parages .

Après cette semaine de navigation sans autre fait marquant , la côte nous apparut au petit jour . Lentement le navire s’avança vers le port de Colombo , entouré comme à chaque escale par une multitude d’embarcations de toute sorte : chaloupe du pilote , et barcasses de marchands de pacotille comme à Port Saïd . Le Joffre s’encra en rade pour faire son ravitaillement en vivre et carburant , débarquer quelques passagers et nous y restâmes également .... en rade .

Je ne connus cette ville et son arrière pays , Ceylan , que lors de mon deuxième voyage en extrême orient avec le paquebot Félix Roussel en 1952 . J’avais alors , un passeport civil qui me permit de débarquer quelques heures et jouer au touriste .

Ce fut enfin Singapour , le détroit de Malacca où notre route tangentait l’équateur , puis le terminus au Cap Saint Jacques à l’entrée de la rivière de Saigon , dans le delta du Mékong .

Par Didier VIDAL

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