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Arabia deserta

Ecrit par Charles Doughty

 

MEDAÏN SALIH :

LA GARNISON DE LA KELLA.

L'atmosphère était chaude et brumeuse; nous avancions sur la plaine de glaise recouverte de sable ; en deux heures nous eûmes atteint Medaïn Salih, la seconde des grandes stations ( merkez ) sur la route du pèlerinage. L'arrivée de la caravane y fut saluée par plusieurs salves des pièces d'artillerie de campagne, et nous mîmes pied à terre pour prendre possession de notre camp ; nos tentes dressaient leur blancheur un peu en avant de la kella.

Mon Perse voulut que je lui remisse immédiatement et par écrit pleine décharge et acquit : il m'avait amené à destination. Je crus que le mieux serait pour moi de loger, si possible, à la kella; le kellajy qui avait la surveillance de ce poste et des suivants, m'avait précédemment promis, à Damas, que si j'arrivais là il me recevrait. J'appris que certains Bédouins s'y trouvaient alors, venus d'une distance située à trois jours de marche, et qu'ils devaient repartir le lendemain pour regagner leurs campements itinérants. Je demandai au Perse de transporter mon bagage jusqu'à la kella; notre contrat étant liquidé, il s'y refusa, sans considérer qu'il restait mon débiteur des médicaments qu'en route je lui avais donnés, en aussi grande quantité qu'il avait voulu. Ces aimables Orientaux finissent toujours par vous décevoir, et cela n'est pas fait pour les enrichir …

(…)

Alors, d'une voix très haute, il reprit en ces termes : «Accepte le tout, ou alors ne retiens pas Zeyd, Khalil; c'est un cheikh de nomades; ne sais-tu pas que le cœur du bédouin tient à son ménage ; absent, il n'a pas de repos, à cause du bétail qu'il a laissé en plein désert.Le mieux, demandai-je, ne serait-il pas qu'avant tout j'aille voir les monuments ?C'est juste; Zeyd te conduira au plus prochain beban . Khalil, c'est une chose inouïe ; jamais on ne vit un seul chrétien dans ces parages-là » (presque à la porte des lieux saints). En réponse, posant ma main sur les pierres grossièrement assemblées du bâtiment, je lui fis observer que ces murs mêmes me rendaient témoignage, ayant été dressés par des chrétiens. « Bien dit, répliqua mon homme ; et tous ici nous sommes devenus tes amis ; musulman ou nazaréen, Khalil est maintenant l'un de nous, nous ne souffririons pas qu'il en fût autrement. Mais va maintenant avec Zeyd; ensuite, nous conclurons un accord avec lui ; sinon je pourrai t'envoyer moi-même voir les monuments, accompagné d'une partie de mon personnel de la kella. »

Nous fûmes ainsi, au bout d'un demi-mille, à ces anciens puits, restés un point d'eau pour les bédouins de la région. La profondeur en est la même que celle du puits de la kella ; la largeur, trois à quatre mètres à l'orifice; les bords sont disposés d'équerre sur un côté, comme si anciennement ils avaient servi de plate-forme pour l'irrigation. Les assises de pierres grossières, sans mortier, sont profondément entaillées (on ne peut le voir sans émotion) par les cordes qui s'y sont frottées à travers maintes générations de nomades. Or, à peu de distance, j'avais observé, vestige d'un premier monument, un autre étant taillé au-dessus, comme la tête de quelque grande façade, dont il ne reste plus qu'une porte bouchée, petit accès au roc, sans chambre. Cette sculpture ambitieuse, large de plus de vingt mètres, porte le nom de Kasr el-Bint , « le salon de la jeune fille ». Certains déclarent sa position inaccessible ; en réalité, en montant par quelques anciens degrés, qui restent taillés à l'extrémité du rocher, mes compagnons, pieds nus, grimpèrent jusqu'au sommet. Pour moi, je regardais d'en bas cette vaste façade de cauchemar, d'une symétrie et d'une solennité comparables à celle d'immenses cristaux, mais compliquée des étranges demi-pinacles des monuments de Petra. Ce roc est, lui aussi, de grès jaunâtre et gris, parsemé de veines de gravier et de petits cailloux de quartz. Kasr , pluriel kassur , signifie usuellement en arabe : « habitation stable fixe », d'argile ou de pierre, par opposition à beyt shaar , tente en étoffe de crin, le gîte mobile propre aux nomades. Par exemple, même les baraques de terre glaise qu'on voit à côté des places ensemencées dans la solitude, sans être continuellement habitées, sont appelées kassur . À Hayil et à er-Riath, la résidence du prince n'est autre qu'el-Kasr, comme qui dirait «le château». Dans quelques villages du désert, kasr désigne aussi un groupe de maisons entourées d'une seule clôture ; on dit en ce sens que le village de Semira «comprend trois kassur». Toute construction solide destinée à la défense et à la sécurité (le cas est très fréquent en Arabie), s'appelle gella (pour kella). Je n'ai pas entendu dans le Nejd arabe parler de borj ( p u r g - ) tour de défense, qui est manifestement un mot étranger.

Derrière le rocher, nous arrivâmes au pied d'un monument fort important. J'y vis, en pleine façade, une plaque avec inscription, ainsi qu'un oiseau ! C'est le propre de ces constructions du Hejr. La largeur de la partie sculptée, compris corniches et colonnes, est d'environ sept mètres. Quelle énigme pouvaient bien cacher ces lettres étranges, penchées, rampantes, que de si loin j'étais venu voir ! Le tout est gravé dans le roc ; on a ouvert une baie dans la falaise molle, et c'est au milieu que fut sculpté le monument qui évoque un temple. L'aspect en est corinthien; les pinacles à degrés, ornement asiatique, des plus étranges ici pour nos yeux d'Européens, me sont apparus aussi à Hayil, dans l'architecture des maisons d'argile. Des pilastres plats sur les côtés sont comme les membres de ce corps de bâtiment ; les chapiteaux, d'un dessin singulièrement sévère, à la fois creusés et carrés, ne diffèrent pas de ceux vus auparavant à Petra. Au milieu de cette simili-façade de temple, est sculpté un porche spacieux, avec ornements architecturaux. En y entrant, je ne trouvai qu'une chambre caverneuse, grossièrement taillée, de peu de hauteur, qui ne correspond pas à la dignité de la façade. Nous sommes là dans un sépulcre. On distinguait dans l'obscurité de cet espace certaines longues niches murales, des loculi ; le sable s'accumulait sur tout le sol. Il me sembla alors qu'à l'aide d'une lunette d'approche, je pourrais copier l'inscription, qui apparaissait nettement sous le soleil ; mais une nuée de mouches à chaque instant venait brouiller ma vue; au dire des Arabes, cette plaie résultait du fait qu'il n'avait pas plu là depuis plusieurs années.

En ce milieu du jour, le soleil d'hiver était étouffant ; au-dessus des sables étincelants l'air stagnait autour des monuments brûlés de toutes parts; les essaims d'insectes répugnants fourmillaient dans l'odeur des anciens sépulcres. Zeyd ne voulut pas aller plus loin ; il trouvait le soleil excessif, et se sentait déjà fatigué. Nous revînmes, à travers les rochers du borj ; j'y vis, chemin faisant, quelques autres monuments, remarquables eux aussi parmi les façades d'el-Hejir. Situés à proximité de l'endroit où campe la caravane, et tout aussi près de la kella, ce sont les premiers que viennent visiter les pèlerins un peu curieux. Sous le porche de l'un d'eux et au-dessus de l'entrée, sont sculptés comme supports des quadrupèdes ; ceci ne se voit nulle part ailleurs. Dans un autre cas, également isolé, l'ornementation latérale du soubassement consiste en une sorte de griffons. Là et quelquefois ailleurs, la plaque s'orne d'un dessin de fleurs sculptées en bosse ; elles ont six pétales, ce sont peut-être des fleurs de grenadier. Sur un troisième accès, l'effigie d'un oiseau est médiocrement sculptée en bas-relief; la tête en a subsisté. Tous les autres oiseaux qui figurent sur ces trois monuments sont en haut relief, saisis d'après nature et debout sur un piédestal sculpté dans le mur de la façade, en saillie, mais aucun d'eux n'a conservé sa tête ; ou bien les bergers, à travers les âges, se seront amusés à les abattre à coups de pierres, ou bien l'injure du temps a seule été à l'œuvre. J'entrai dans la plupart des chambres, et constatai que c'étaient des sépulcres ... Espaces grossièrement équarris, aux murs creusés bas, comme si on avait pu calculer la surface d'après le corps humain, depuis celui d'un enfant jusqu'à celui d'un adulte. Néanmoins, la profondeur des cellules est si faible que je ne crois pas que ces places soient utilisables pour y déposer des morts. À la surface du rocher on voit des fosses creusées côte à côte et remplies d'ossements humains, tandis que d'autres sont répandus alentour, dans le sable. Un relent nauséabond, cadavérique, vient affecter nos narines, dans certains de ces monuments ; pour y avoir passé à peine cinq minutes, nous crûmes que nos manteaux allaient en rester fâcheusement imprégnés. Dans un autre, Beyt es-Sheykh , je vis éparpillés sur le sable force débris de linge rouillé, que le vent balayait; voulant savoir ce que c'était, je constatai au toucher qu'il s'agissait de linceuls ayant enveloppé les ossements déposés dans ces sépultures.

«Khalil, me dit Mohammed Aly, je te conseille de donner à Zeyd trois cents piastres. » J'y consentis, mais cela ne faisait pas le compte du cheikh, qui n'aurait pas voulu moins de mille piastres. Si je cédais à cette folle cupidité, le bruit s'en répandrait aussitôt loin alentour, et non sans de graves dangers pour la suite de mes voyages. Mais au départ de Zeyd je lui remis une bonne petite gratification, afin qu'il n'eût pas à subir de mortification en rentrant chez lui, et il promit de revenir me prendre, lors du retour du haj, pour m'emmener séjourner avec lui parmi les bédouins. Il espérait, d'ailleurs, que mon talent de vaccinateur lui serait profitable. L'aga avait encore une autre visée : il convoitait mon arme à feu, une carabine de la cavalerie anglaise; en ces pays toujours inquiets, on attache beaucoup de valeur à un bon armement. « Si tu me la donnes, Khalil, je mettrai chaque jour à ta disposition des gens de la kella pour te faire visiter les monuments autant que tu le voudras, et puis, pour t'en montrer encore plus, je t'enverrai à el-Ally; et ensuite, si tu le veux, à Ibn Rashid ; je m'arrangerai pour que tu y ailles aussi... »

... Nous allâmes voir les rochers de l'ouest, K'assur ou Kassur B'theyny ; ce nom s'applique à tous les monuments de la région el-Hejr, « excepté seulement Beyt es-Sany». Sur le front irrégulier des falaises et ouvertures de cet escarpement, nombreuses sont les façades de la même architecture artificiellement creusée ; on y remarque souvent des aigles ; quelques-unes n'ont pas d'inscriptions ; d'autres portent des plaques à épitaphes, mais on n'y lit rien. Certaines façades apparaissent presque en ruines, déformées sous l'action du temps.

Les escarpements remplis de pareils monuments sont les « cités de Salih ». Nous les parcourions depuis cinq heures ; mes compagnons, armés de leurs longs fusils à mèche, ne me laissaient guère souffler ici ou là ; « le voisinage, disaient-ils, est plus périlleux que tu ne le croirais ; de chacun de ces rocs et de ces creux peuvent surgir et fondre sur nous des bédouins hostiles. » La vie des Arabes n'est faite que d'appréhensions ; cela leur tourne la tête ; ils ne cessent de lancer partout des regards soupçonneux. C'est ainsi que Haj Nejm, ayant une fois dans sa vie versé le sang d'un Welad Aly, redoutait constamment de se voir surprendre, pour peu qu'il sortît de sa kella. Dans l'espace plat où nous passions alors, entre les falaises et les monuments, abondaient, éparpillés, des tessons et des fragments de verre cassé. Nous y ramassâmes aussi certaines menues monnaies de cuivre, que les bédouins appellent himmarit (peut-être Himyariat) ; elles étaient anciennes et toutes rouillées. Quant aux pièces d'argent ou d'or, c'est rarement que les Arabes en déterrent, là où les chameaux ont couché. Trente ans avant, un villageois d'el-Ally avait trouvé dans un pot de pierre près d'un boisseau de vieille monnaie d'argent. La découverte d'un trésor analogue ne remontait qu'à peu d'années, chez les W. Aly; j'ai connu l'un des deux hommes qui l'avaient déniché. De notre propre himmarit, quelques échantillons non entièrement effacés portaient l'effigie du hibou athénien, grossièrement imitée des monnaies grecques ; ce détail est propre à l'ancien Yémen (Himyaric). Au demeurant, c'est sur presque tous les sites anciens de l'Arabie qu'on trouve des débris de poterie et de verre, matières quasi indestructibles ; de nos jours, personne en ces pays n'emploie d'ustensiles cassables ; on préfère la vaisselle de bois ou de cuivre étamé. L'Arabie se montrait plus civile avec ses grandes routes de commerce de l'ancien monde. Celle de nos jours présente l'aspect d'un pays en décadence. Toutes les nations venaient acheter de l'or et de l'encens sacré dans l'Arabie heureuse; aujourd'hui, le vaste monde n'a pas besoin de sa descendance ; l'oubli et la désolation l'ont envahie.

Comme faibles vestiges des vieilles générations policées d'el-Hejr, voici la cité des caravanes ; ses rues tracées en argile s'opposent à la poussière qui flotte dans le désert. Ce qui nous raconte leur histoire se réduit à quelques griffonnages biscornus qu'on voit sur plus d'un escarpement du sinistre entourage, et aux lettres gravées sur les monuments funèbres, rochers solitaires que le voyageur craintif admire au milieu de leurs montagnes désolées. Les détritus de poteries peuvent marquer des emplacements autrefois habités, peut-être un groupe de villages; les Sémites disposaient habituellement de la sorte leurs petites colonies dans les parages des oasis, en les plaçant au-dessus des filets d'eau souterraine. Peut-être sommes-nous là dans un ancien bazar (suk), dans l'emporium du Hejr, qu'entouraient des bosquets de palmiers...

... En dernier lieu, nous avons atteint le Mahal el-Mejlis , littéralement : maison du sénat. Sur le front d'un seul escarpement, fut taillé là un monument considérable, large de plus de treize mètres, et d'une simplicité solennelle qui n'a rien de déplaisant. Les grands pilastres latéraux sont disposés par paires, ce qu'on ne voit nulle part ailleurs; en dépit de cette grandeur, la massive façade est restée inachevée. Quel put être l'auteur de cette entreprise commencée qui subsiste, presque unique, dans toute sa vanité sépulcrale ? Au dedans, chaque compartiment n'est qu'une cellule tombale, étroite et grossièrement taillée pour renfermer un ou deux corps. Sans aucun doute, c'était son nom qu'on avait gravé sur la grande plaque supérieure, en caractères cursifs très creux [inscription que les savants interprètes déchiffrent ainsi : Pour Hail, fils de Douna (et) ses descendants ]. Cela ne se lisait pas à l'époque de Mahomet ; sinon le soi-disant prophète n'aurait pas déclaré criminelles de pareilles cavernes, sans se rendre lui-même ridicule et se faire bafouer. Le portail inachevé, avec son aigle et ses ornements latéraux, est laissé tel que s'il sortait de lui-même du rocher, en plein bloc. Les grands pilastres n'ont pas été sculptés tout à fait jusqu'à leur base; la roche brute reste, devant le monument, cannelée en blocs qui semblent presque prêts à être enlevés. Ceci fait voir les procédés qu'employaient les anciens tailleurs de pierres. En me montrant les blocs, mes compagnons disaient : « C'étaient des bancs pour les conseillers de la ville. »

Les couvercles des sépultures et les portes des « demeures désolées » ont sûrement été faits en bois du pays (il n'y a pas non plus de dalles en pierre), et c'était, selon les vraisemblances, du bois de charpente, acacia ou tamaris; il a très certainement été brûlé depuis bien longtemps, dans les feux de garde des nomades, d'autant plus qu'aucune religion de la mort ne saurait les entraîner dans l'idolâtrie. En dépit de la munificence de ces marchands envers les Sabéens, pas une seule des plaques de leurs monuments n'est en marbre, et l'on ne trouve pas de vestige ou de débris de marbre éparpillé dans la plaine hejr. Il leur suffisait d'« écrire pour toujours avec une plume de fer » sur le roc de ces montagnes arabes. On voit une mortaise dans les jambages de chaque entrée, comme pour recevoir le pêne d'une serrure de bois. Les façades sont souvent revêtues des marques propres aux anciennes tribus ; je fus frappé de voir combien elles ressemblent le plus souvent aux puériles lettres himyariques.

( … )

 

 

 

 


 

 
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