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Mission archéologique en Arabie - Préface -

 

(…)

Sans parler des sépultures de Teima en forme de tumuli et des tombes de Rugm Sôhar, près de Tebouk, rappelant les nawamis du Sinaï, les monuments archéologiques dont nous aurons à entretenir le lecteur appartiennent à trois civilisations successives, contemporaines même jusqu'à un certain point, qui se sont épanouies dans ces contrées aujourd'hui désertes ou occupées par des populations très arriérées. Les tombes de Médâin-SâIeh, décrites assez longuement dans le volume 1 et sur lesquelles nous aurons encore à revenir, sont exclusivement l'oeuvre des Nabatéens. On sait qu'elles datent à peu près toutes du premier siècle de notre ère.

Nous avons noté à el-‘Ela et dans les environs plusieurs débris de l'art minéen, des inscriptions, quelques sculptures et quelques monuments funéraires, faibles vestiges d'une importante civilisation qui appartient surtout à l'Arabie du Sud.

Les Lihyanites semblent avoir creusé la plus grande partie des tombes de Hereibeh, à côté d'el-'Ela. Ces monuments offriront un terme de comparaison avec les magnifiques façades des tombeaux nabatéens d'Hégrâ, à l'avantage de ces derniers. Si des deux côtés la sollicitude et le respect pour les morts paraissent avoir inspiré un travail analogue, on constatera néanmoins une grande différence de procédés et d'art dans la préparation de ces dernières demeures. Les sépultures de Hereibeh sont sans façade, sans ornements, sans style. Elles rappellent la simplicité, presque la gaucherie bédouines. Manifestement, il n'est pas venu à l'esprit de ces Arabes de se tailler de somptueux palais mortuaires, sur la haute paroi rocheuse de Hereibeh; peut-être n'en avaient-ils pas non plus les moyens.

C'est encore aux Lihyanites qu'il convient d'attribuer le sanctuaire dont nous avons retrouvé les traces à travers les ruines informes du hirbet Hereibeh. Du moins, les statues rangées autour du sanctuaire sont leur œuvre ainsi qu'en font foi les inscriptions gravées sur le socle de ces statues. Celles-ci offrent un intérêt spécial pour l'art; elles dénotent une intelligence observatrice et une main exercée.

Les inscriptions ou granités contenus dans ce volume appartiennent à six langues ou dialectes différents : le nabatéen, le minéen, le lihyanite, le tamoudéen, l'hébreu et le grec, sans parler de quelques noms latins et de trois granités arabes. L'hébreu et le grec ne sont guère représentés que par quelques graffites, copiés, les premiers aux environs d'el-'Ela, les seconds plus au nord, entre el-'Ela et Médâin-Sâleh, à Médâin-Sâleh même et sur deux autres points du derb el-Hagg. L'intérêt principal de ces graffites est de nous faire constater à el-'Ela et le long du derb el-Hagg la présence ou le passage de Juifs et de Grecs ou au moins de gens connaissant et parlant ces langues. La grande trouée qui du Heger se poursuit par el-'Ela, à travers l'ouâdy el-Qura, pour aboutir à Médine, était le passage naturel des caravanes comme il a servi de nos jours au tracé définitif de la voie ferrée.

 

Le nabatéen est rare dans la région d'el-'Ela. A peine en avons-nous rapporté une inscription avec quelques graffites situés au sud de l'oasis et d'autres gravés le long du chemin, en remontant vers el-Heger. Le centre nabatéen était à Médâin-Sâleh. C'est là que ce peuple de marchands avait son entrepôt principal et qu'il nous a laissé les documents les plus importants de sa langue avec les monuments les plus caractéristiques de son art national. Il ne semble pas avoir poussé plus au sud sa domination. En tout cas, il n'a point laissé de traces de sa brillante civilisation dans la région que nous avons explorée. Peut-être que le bord de la mer Rouge a conservé les empreintes de son passage ; mais jusqu'à découverte de nouveaux documents, on maintiendra à Médâin-Sâleh la limite méridionale de ce royaume. Les Nabatéens recevaient dans cette localité, pour les faire passer ensuite en Egypte et dans les comptoirs de la côte méditerranéenne, les marchandises apportées du sud ou de l'intérieur de l'Arabie par d'autres caravanes. Disons tout de suite que ces autres caravanes étaient primitivement minéennes.

 

Nous n'avons pas à faire l'historique des Minéens dont le rôle et la place ne sont pas encore définitivement classés dans l'histoire. Du reste, la question ne saurait être traitée qu'après un examen attentif de toutes les inscriptions, et surtout après une expédition archéologique dans l'Arabie Heureuse. Notre tâche est plus modeste. En publiant les inscriptions minéennes d'el-'Ela, nous fournissons des documents destinés à la connaissance de cette colonie qui est venue se fixer aux confins du Hedjaz à une époque encore indéterminée. Le mauvais état des inscriptions, ordinairement mutilées, empêche de tirer toutes les conclusions historiques promises par ces textes relativement nombreux. Ils nous apprennent cependant que la colonie avait apporté de l'Arabie du Sud ses dieux préférés : Attar, Wadd et Nikrah, mentionnés en triade, ainsi que les dieux de Ma 'în. Il y est aussi question de pèlerinage, d'offrande, de consécration, d'anathème, de sanctuaire, de prêtresse, de péché, de réparation. Les idées religieuses abondent dans ces textes, qui nous révéleraient également, s'ils n'étaient pas mutilés, une partie de la constitution civile des Minéens. Ils nous mentionnent un roi de Ma 'în, Waqah'il Nâbit, à peine connu de par ailleurs; ils parlent des Kabirs (ministres éponymes), et rapportent les noms des principales familles minéennes connues par les inscriptions du Sud. En somme, à el-'Ela, la colonie minéenne avait la même organisation que la mère-patrie et vivait en rapports intimes avec elle.

Plusieurs des textes publiés ici étaient connus ; nous aurons soin de mentionner, chaque fois, le travail de nos devanciers. Souvent, nos estampages, beaucoup meilleurs, ont permis d'apporter des corrections utiles aux lectures proposées. De plus, nous avons découvert un certain nombre de textes nouveaux, parmi lesquels, le n° 23 qui permet d'identifier définitivement el-'Ela-Hereibeh avec Dedan.

Aucun document ne fournit cependant un renseignement précis sur l'époque à laquelle il conviendrait d'assigner l'épanouissement de cette colonie minéenne. Elle disparut vraisemblablement au moment où la mère patrie déclinait et succombait sous le coup des révolutions, au troisième ou au second siècle avant notre ère. La civilisation minéenne fut remplacée à el-'Ela et à Hereibeh par une autre civilisation, moins connue, mais non dépourvue d'intérêt, la civilisation lihyanite (I), qui a laissé dans ces localités plus de monuments que la précédente.

(1) Les Minéens appartiennent à l'Arabie du Sud et n'ont exercé qu'une influence restreinte sur la région de La Mecque et de Médine, tandis que les Lihyanites ont habité auprès des villes qui sont devenues les sanctuaires de l'Islam. Les connaître, c'est pénétrer dans le milieu qui a précédé de peu celui du grand réformateur, Mahomet. Et dans cet ordre d'idées, on comprendra aisément quelle importance peuvent acquérir ces études, de prime abord assez restreintes. 11 est un fait certain: les historiens qui se sont occupés et qui s'occupent encore de Mahomet sont très peu renseignés sur l'état social et religieux des peuplades auxquelles s'est adressée la prédication nouvelle. La civilisation qui a précédé la venue de Mahomet et dont il a bénéficié, on ne la connaît pas suffisamment. Les auteurs arabes ont brodé sur l'histoire primitive de l'Islam ; ils ont noirci le temps de la gâhiliyeh, jeté le discrédit sur les tribus pour glorifier leur prophète. C'est pourquoi Mahomet est présenté sous des jours si différents par les savants qui veulent juger son œuvre. Mais si, à la suite de nouvelles découvertes, on parvient à connaître la civilisation de l'Arabie et le milieu social dans lequel a vécu Mahomet et dont il a pu tirer parti, — dans l'histoire de l'humanité, les grands mouvements sont toujours la résultante de sourdes et longues préparations, — si les sentiments religieux et l'organisation politique de ces tribus peuvent être saisis sur le vif et être expliqués, sans aucun doute, les historiens auront la possibilité de juger, d'une façon objective, l'oeuvre du grand réformateur et la diffusion rapide de l'Islamisme en Arabie.

 

Le nom de Lihyan est mentionné par Pline ( Hist. nat ., VI, xxxII, 13) sous la forme Lechieni. Au même endroit, il parle des Leanitae qui auraient donné leur nom au golfe Élanitique : « Sinus intimus, in quo Leanitae qui nomen ei dedere. Regia eorum Agra, et in sinu Laeana, vel, est alii, Aelana. Nam et ipsum Sinum nostri Aelaniticum scripsere, alii Aelenaticum. Artemidorus Aleniticum, Juba Laeniticum (1) ».

Si on reconnaît les Lihyanites dans les Leanites (2), on aura deux façons différentes de transcrire (…), l'une forte dans Lechieni et l'autre douée dans Leanitae.

La tradition arabe a conservé le nom de Lihyan. D'après les généalogistes, Lihyan, Ismaélite, descend de 'Adnân par Hudayl et Mudar (CAETANI, Annali ..., I, § 41). La sixième année de l'hégire, Mahomet, ayant réuni une troupe de 200 piétons et de 20 cavaliers, essaya de surprendre les Béni Lihyan, campés à Gurân, vallée située entre 'Amag et Usfan (3). Les Béni Lihyan, avertis de la marche de Mahomet, se retirèrent sur la montagne et échappèrent à la razzia. Le prophète retourna à Médine.

(1) Cette appellation du golfe Élanitique, d'après une ancienne peuplade mentionnée par Pline, est assez conforme aux procédés ordinaires.

Glazer {Skizze..., p. ll4) reconnaît l'influence de Lihyan sur cette dénomination. L'identification de Lihyan avec les Leanitae n'est cependant pas à l'abri de tout soupçon, tandis qu'on admettra volontiers que les Lechieni représentent Lihyan.

Sprenger (Die Alte Geogr. Arabiens, §§ 191, 336) propose l'identification de Lihyan avec les Leanites et les Laeeni et les situe sur le golfe Persique, d'après Ptolémée. Les découvertes de Hereibeh et d'el-'Ela prouvent clairement que Lihyan, comme royaume, a été sur le bord de la mer Rouge. Cette peuplade aurait-elle possédé des comptoirs sur le golfe Persique ? Cf. TABARI, Annales..., I, p. 686.

 

(2) Dans le cas où les Lexiani (PLINE, Hist. nat., VI, xxxII, 11) rappelleraient de quelque façon les Lihyanites, on admettra qu'ils représentent une subdivision de la tribu dans le Yemen, à côté des Ayrai.

 

(3) Cf. YAQUT, III, 782. Cette position semble être au nord de Djedda. Les Lihyanites au VIIè siècle avaient leur centre principal à une assez grande distance de Hereibeh. Sur l'expédition de Mahomet contre les Beni Lihyan, v. Caetani, Annali..., I, p. 690 s., avec le renvoi aux auteurs arabes.

 

Les Lihyanites ne sont guère cités par les auteurs arabes postérieurs. D'après le Kitâb el-Agâny , II, 19, quelques Liliyanites auraient habité à Hîrah.

Les inscriptions de Hereibeh nous ont livré sur les Lihyanites des renseignements précieux. Un roi, secondé par un premier ministre, Kabir , gouverne le peuple; plusieurs noms de rois nous ont été conservés. Nous savons qu'un sanctuaire existait à Dedan (Hereibeh). Autant que la documentation actuelle permet de l'établir, ce sanctuaire, avec sa grande cour entourée de portiques et au centre de laquelle était placé un immense réservoir en pierre, rappelait les grands sanctuaires du monde sémitique. Du panthéon lihyanite on connaît surtout du Gâbat dont le nom revient fréquemment. Un texte (n° 64) mentionne Ba'al Samîn, la grande divinité de la côte phénicienne. L'idée morale du péché paraît être contenue dans une inscription. Les pratiques funéraires, sans être aussi clairement exposées que dans les inscriptions nabatéennes, sont indiquées et se précisent par la connaissance des lieux. La langue se rapporte à l'arabe classique; elle tient de l'hébreu (…).

Les inscriptions ne nous ont pas fourni une date précise pour déterminer la place occupée par Lihyan dans l'histoire. D'après les témoignages écrits, Lihyan existe depuis Pline jusqu'à Mahomet, du Ier au VIIème siècle. Le fait d'avoir trouvé la signature d'un roi de Lihyan en caractères nabatéens anciens, probablement du IIe siècle avant notre ère (v. nab. N° 334, 337), projette une lumière nouvelle sur la question chronologique et permet de vieillir encore les Lihyanites de un ou deux siècles.

D'autre part, quoi qu'il en soit de la civilisation juive à Hereibeh-Dedan, on admettra une succession entre les deux civilisations minéenne et lihyanite constatées en cette localité. Si on place la disparition de la première vers l'an 230 ou 200 avant J.-C. (1), on établit une date à partir de laquelle les Lihyanites ont la possibilité de se développer à Hereibeh. Comme ils habitaient la contrée, ils ont occupé sans difficulté ce poste abandonné par des colons qu'ils ont peut-être chassés eux-mêmes. Ils devaient être déjà installés à Hereibeh, lorsque les Nabatéens établissaient définitivement leur action à Médâin-Sâleh et ce sont eux qui empêchèrent vraisemblablement les marchands du nord d'étendre leur influence plus au sud.

•  Cf. HARTMANN, Die arabische Frage , p. 132.

En admettant cette succession d'événements, on détermine à peu près le commencement de la puissance lihyanite à Hereibeh. A moins de nouvelles découvertes, on ne saurait préciser la date de sa disparition. Il est plus que probable qu'elle avait cessé d'exister en l'an 9 de l'hégire (1) où Mahomet entreprit sa fameuse razzia de Tebouk. Les historiens arabes (2) nous ont conservé son itinéraire avec le nom des stations où il s'arrêta. Il suivit l'ouâdy el-Qura et alla camper au Heger. Vraisemblablement, il passa, avec sa troupe, devant Hereibeh ruiné (3). Pour les Musulmans, el-Heger était l'ancienne habitation des Tamoud, châtiés pour avoir résisté à la parole du prophète Sâleh. Les belles tombes nabatéennes n'étaient à leurs yeux que les maisons tamoudéennes renversées ; les escaliers ne sont-ils pas placés au-dessus de la porte ? Les Nabatéens n'avaient laissé aucun souvenir dans l'esprit de Mahomet et de ses compagnons. Pour eux les monuments encore debout dans l'oeuvre de Tamoud et les restes de Hereibeh doivent aussi leur être attribués (4).

En fait, les Lihyanites semblent se rattacher à la grande tribu des Tamoudéens. Ces derniers, mentionnés déjà dans les inscriptions assyriennes du temps de Sargon, en 715 (5), apparaissent encore au Vème siècle de notre ère, comme cavaliers au service de Byzance, dans la Notitia dignitatum . Selon les géographes anciens, ils sont la tribu la plus importante de cette partie de l'Arabie. Après les Nabatéens, ils ont dû occuper el-Heger vers l'an 250 de notre ère, comme on le déduira du graffite tamoudéen gravé à côté de l'inscription arabo-nabatéenne de Ka'abu (nab. n° 17) et des autres graffites copiés non loin de là. Mais ces graffites tamoudéens, dont nous avons relevé des spécimens depuis el-'Ela jusqu'à Teima et à l'ouest de Tebouk, se rapportent à l'écriture lihyanite. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les planches de ce volume pour constater la parenté. Le tamoudéen dérive directement du lihyanite. Il serait peut-être aussi exact de dire : le tamoudéen, en général, représente le lihyanite écrit d'une façon cursive. Tels granités rangés sous la rubrique « tamoudéen » pourraient tout aussi bien figurer sous l'enseigne « lihyanite » (1).

Si les Lihyanites ne sont qu'une branche de la grande famille tamoudéenne, on comprendra aisément que pour Mahomet et ses compagnons, venus de Médine, à trois cents kilomètres plus au sud, le nom générique de Tamoud ait prévalu. La destruction de Heger et celle de Hereibeh leur aura apparu sous le même angle visuel, et pour le même motif. Et la tradition, consignée dans le Coran, a fait foi jusqu'à nos jours.

Ces conclusions paraissent résulter des documents publiés dans ce volume II de notre « Mission archéologique ». Des découvertes ultérieures permettront sans doute de porter la lumière sur nombre de points encore obscurs de l'histoire de l'Arabie.

(…)

(1) Le lihyanite dérive des caractères minéens : par cette constatation, on voit que les Arabes de ces régions, n'ayant rien inventé, ont reçu l'écriture des Arabes plus civilisés du Sud. Mais ils se sont aussi laissé influencer par les Nabatéens, dont ils ont utilisé les caractères dans l'inscription de Ka'abu et d'Imru'1-Qaïs, à en-Nemârah; c'est même de l'alphabet nabatéen et non point des alphabets de l'arabe du Sud que dérivera l'écriture coufique.

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Mission archéologique en Arabie, P. JAUSSEN et P. SAVIGNAC.

 

 


 

 
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